Mère Dragon : L'interview

Le 21/12/2021

« On n'a au fond de réelles limites que celles que l'on se donne. »


« — Ne t'approche pas du feu, tu vas te brûler ! » disaient ses parents. 
Mais elle n'écoutait pas, elle tendait la main pour caresser le feu, et le feu crépitait de bonheur sous sa main.

Fascinée et fascinante, maîtresse du feu, performer, pole-dancer, adepte de la mise à nu, actrice du monde du Metal, elle est tout cela et bien plus encore, car les mots ne sont pas assez vastes et précis pour la définir vraiment. Ses admirateurs l'ont baptisée MERE DRAGON, et c'est un nom qui lui va bien. Entre deux shows et quelques performances, elle a bien voulu lever un coin du voile pour nous permettre d'entrer dans son univers. Chaud devant !

Laurent ponceMère Dragon par Laurent Ponce

Mère Dragon c'est le nom que vous a donné votre public. Comment la petite Léa commence-t-elle à jouer avec le feu ?
Je crois avoir toujours été fascinée par le feu, tant dans son aspect imaginaire, à travers les récits fantastiques que je lisais enfant, que dans les arts du feu eux-mêmes, dont j'ai eu la chance de voir différents spectacles, assez jeune. Mais la pratique en elle même a attendu de trouver sa concrétisation à dix-huit ans, lorsque j'ai entrepris l'apprentissage du cracher de feu, avec l'aide d'une connaissance de l'époque qui était artiste de cirque et professionnelle dans cette discipline. Cela m'a plu, je me suis entrainée seule par la suite, puis me suis formée en autodidacte aux différentes disciplines que je pratique, et ai enfin – au culot - proposé mes shows !


Mon désir était, à l'origine, de marier danse, expression du corps féminin et flammes sur scène, car ces trois éléments sont profondément compatibles d'un point de vue artistique.


Qu'est-ce qui vous intéresse dans cet art qui vous caractérise ?
J'aime particulièrement le rapport esthétique de l'art du feu, la dimension à la fois mystique et symbolique des flammes, leur aspect à la fois dangereux et fascinant, la beauté et la complexité du feu, ce mouvement perpétuel, tel une danse sensuelle aléatoire. A mes yeux cette matière est l'incarnation même de l'énergie vitale, sexuelle aussi, spirituelle évidemment... J'en suis passionnée, cela doit se sentir ! Mon désir était, à l'origine, de marier danse, expression du corps féminin et flammes sur scène, car ces trois éléments sont profondément compatibles d'un point de vue artistique.

Vous êtes tout à la fois chorégraphe et styliste de vos spectacles.  Vous êtes même la référente artistique d'un groupe de métal qui vous a confié la gestion de son image... La musique Metal, c'est un monde qui vous est familier ?
En effet oui, je conçois, mets en scène mes shows, dessine aussi mes looks de scène. J'ai également la chance de m'être vue sollicitée par le groupe Sarmates pour sa mise en scène et son visuel live, son show pyrotechnique lors des concerts, ses clips également, c'est un travail passionnant.


La musique Metal est en effet un de mes univers de référence ! J'écoute beaucoup de musique, de styles très variés, mais le Metal, notamment le Metal ethnique et le Metal indus, est très présent dans mon quotidien et dans mon contenu artistique d'ailleurs. Que ce soit du côté musical pur, du côté culturel, événementiel, esthétique, ou de l'état d'esprit... J'en suis !

Pour monter vos deux shows annuels, vous puisez votre inspiration dans le cabaret, le fétichisme et l'art du cirque. Qui sont vos modèles ?
Entre autres sources d'inspiration, vous avez raison !
Je ne crois pas avoir de modèle particulier, je me nourris de tant de choses qui me parlent, dans la musique, le cinéma, l'art contemporain, l'histoire de l'art même, les cultures alternatives, le rapport à la sexualité, les rêves et fantasmes, mes cauchemars aussi, mes peurs, mes émotions, l'univers de la mode, la culture des années 80, les spectacles que j'ai l'occasion de voir, la nature et le monde animal, la danse, le corps humain, ou même le quotidien...

Un personnage qui force votre admiration ?
Sans hésitation aucune, l'artiste ORLAN. Une femme à la carrière artistique exceptionnelle, précurseuse de l'art-charnel et de la “body art” performance en France et dans le monde. Elle a su hisser le corps féminin au rang d'outil d'expression transcendé, de miroir de la volonté et de l'engagement artistique de celui/celle qui l'utilise, le montre, l'assume. Je l'admire pour tout cela, comme pour sa manière de renverser les codes du genre, du sacré, de la chair, du sexe, de l'esthétique et du spirituel.

OrlanL'artiste performer multi-facettes ORLAN par Mario Schiniotakis

L'exercice de votre art sollicite votre corps à l'extrême, bien au-delà de sa fonction première. Vous êtes en bons termes avec lui ?
C'est une question très intéressante ! Je n'ai pas toujours été en bon termes avec lui, et je ne pourrais affirmer avoir renversé à 100% la tendance aujourd'hui ; néanmoins j'ai choisi de manière très naturelle au fil des années de me servir de ce dernier comme moyen d'expression de ce qu'il renferme, comme exutoire, comme support de ma créativité et vecteur de mon art. Et cela lui a donné une toute autre dimension à mes yeux, je lui suis reconnaissante pour ce qu'il m'a permis et me permet de faire. Par ailleurs, j'ai conscience des capacités de mon corps, bien supérieures à ce que j'envisage parfois, mais je ne perds jamais de vue que malgré toute l'implication personnelle que l'on peut avoir dans son art, l'être humain n'est pas une machine, et a ses limites physiques. En terme de création, d'apprentissage, de performance, jai néanmoins appris, à mes dépends, mais aussi à ma grande satisfaction parfois, que l'on n'a au fond de réelles limites que celles que l'on se donne.

Le corps - le corps féminin spécialement - est central dans votre vie. Vous lui avez consacré un mémoire, traitant de sa place dans la société, de nos rapports avec lui, de son instrumentalisation. Vous disposez d'une vue imprenable sur ce domaine ! C'est une question à laquelle vous restez attentive ?
Parfaitement, oui, c'est une question centrale de ma pratique artistique notamment, et un sujet auquel j'ai toujours été sensible en tant que femme, dans ma vie privée. Je suis convaincue que la vraie liberté vis à vis du corps – ici féminin, mais au fond, du corps de chacun(e) – passe par le fait de l'assumer en tant que tel, et de l'utiliser soi-même comme son propre instrument. D'être le seul décisionnaire de ce qu'il est bon de faire avec, de l'image que l'on accepte de lui conférer, de si on préfère l'offrir ou le préserver...
Choisir d'utiliser mon corps comme cela m'inspire, de créer avec lui et non pas d'agir contre lui, est probablement la meilleure chose que j'ai faite jusqu'ici !

Pictures in bloodMère Dragon par Pictures In Blood
Il y a quelques années lors de vos études à l’École des Arts de la Sorbonne,  vous présentiez un projet de fin de cursus dans lequel vous utilisiez... votre propre sang ! Rien de ce qui vient de vous ne vous effraie jamais ?
Cette performance d'art contemporain, que j'ai préparée durant de longs mois, fut un réel voyage initiatique. Pour ce projet, qui comprenait également du needle-play (l'art de jouer avec les aiguilles / self-piercing), j'ai sollicité des professionnels du piercing, de la modification corporelle, des professionnels du corps médical pour ce qui fut du prélèvement de mon propre sang, etc.. Tout cela en luttant contre ma phobie du milieu médical et hospitalier ! Comme je l'expliquais plus tôt, apprivoiser mon corps est quelque chose qui me passionne, voire me rassure ; et tout acte sur ou avec soi-même, s'il est réalisé avec la préparation nécessaire et surtout une profonde envie personnelle, peut être une expérience exceptionnelle. J'aime jouer avec les limites corps/esprit, me confronter à l'inconnu, au risque, composer à travers cela des performances qui touchent ceux qui la vivent et la voient. Apprivoiser aussi son subconscient, ses angoisses, ses peurs ou ses traumas, pour les mettre au service de la création artistique, est quelque chose qui compte beaucoup dans mon travail.

Tanguy le galMère Dragon par Tanguy Le Gal
Durant les années Sorbonne, vous étudiiez la journée, puis vous vous produisiez la nuit. Raisonnable est un mot qui ne fait pas partie de votre vocabulaire ?
Demandez à mes proches, “Raisonnable”, c'est mon deuxième prénom ! Ah ah !
Plus sérieusement, c'était en effet un rythme très intense, mais je ne regrette pas une seule seconde d'avoir fonctionné ainsi. Les opportunités ne se présentent pas toujours deux fois, et à vingt ans, on est prêt à toutes les concessions imaginables pour faire ce que l'on aime, sans limites ! J'ai également toujours plus été attirée par la vie nocturne, son exubérance, ses mystères, son esprit de fête, sa légèreté et sa part d'ombre, l'excitation qui en découle, la sensation que tout y est possible... et je ne fais pas dans la demi-mesure.

Vos teaser sont  angoissants mais on ne peut s'empêcher de les regarder. Pourquoi cette fascination pour la peur et la souffrance, alors qu'on pourrait s'installer tous ensemble tranquillement sur un canapé pour rigoler devant  Louis de Funès en picorant des chips ?
D'aussi loin que je me souvienne, artistiquement parlant je n'ai jamais été très attirée par la légèreté du comique, du rire, etc.. Même si je suis très bon public !
L'art a pour moi toujours constitué un moyen d'expression de mes émotions, de mes sentiments, une façon aussi de canaliser ma part d'ombre et d'apprivoiser mes craintes et mes doutes, ainsi, les personnages que je développe dans mes univers scéniques, vidéo et photographiques, sont généralement plus sombres, violents, sexualisés ou dramatiques que légers et amusants. J'aime recevoir le rire en tant que spectatrice, mais je ne sais pas le donner en tant qu'artiste. Je fonctionne à l'instinct, sans réellement me poser la question.


Quand vous devenez Mère Dragon, que voulez-vous lire dans le regard de l'autre ?
Je ne suis pas sûre de désirer à tout prix lire quelque chose de particulier dans le regard du spectateur. Ce qui m'importe en premier lieu, c'est cette expression viscérale qui se met en place une fois sur scène, une forme de transe ou j'incarne une autre (mais intimement liée à mon moi profond), c'est d'offrir cette part de moi sans filtre que j'incorpore dans chaque show. Le spectateur peut la recevoir de manières très variées, et je ne m'offusque jamais de sa réaction quelle qu'elle soit, même lorsqu'il s'agit d'un regard de malaise, d'un détournement de tête, ou qu'il s'agisse d'une expression béate, de tristesse, de larmes contenues, d'admiration, d'un sourire ou d'un enthousiasme intenses ou même d'euphorie. J'accueille tout ce que le public me renvoie, pourvu que je lui ai communiqué quelque chose. Ma mission est accomplie lorsque mon spectateur ressent mon intention, ou l'émotion que j'offre. Rien de plus.

Pole-dancer, stripteaseuse, maître du feu, performer... vous êtes une passerelle entre les cultures de l'underground et vos activités vous conduisent devant plusieurs types de public. Vous vous produisiez le 18/09/2021 à Montpellier  dans un festival de métal.  Les réactions à un même spectacle sont-elles différentes en fonction du contexte dans lequel vous évoluez ?
Les réactions à un même show ne sont jamais exactement les mêmes en fonction de l'événement et du type de public, tout comme le show lui-même ! Chaque représentation donne lieu à des adaptations plus ou moins importantes, des nuances dans la mise en scène, des interactions différentes avec le public en fonction de sa proximité, de l'ambiance de l'événement, de l'heure, du line-up, de l'énergie qui se dégage sur place.. C'est ce qui rend mon travail si passionnant ! Je ne donne jamais le même show au détail près, la scène n'est pas une science exacte, au delà de l'aspect technique il est aussi question d'énergies, de dialogue avec soi, et avec l'autre. Il y a toujours une part d'inconnue, et la réaction du public à un même show en fait partie.

GornossMère Dragon par Gornoss

A Montpellier vous retrouviez Shaârghot. J'ai souvenir d'un de leurs clips, extraordinaire, où vous faisiez l'actrice. Je trouve qu'on ne vous voit pas assez dans cet exercice, alors que votre personnage ne demande qu'à s'y insérer.
Ravie que le clip de leur titre “Z//B” vous ait plu ! Il a demandé pas mal de travail, les membres du groupe et de l'équipe de tournage peuvent en témoigner, ce fut une sacrée expérience ! Shaârghot, dont j'adore le travail et pour qui j'ai grande affection sur et hors scène, possède un univers passionnant et un perfectionnisme exacerbé sur tous les plans.
Je suis plusieurs fois par an sollicitée et amenée à tourner pour des clips, des projets vidéo, pour de la télévision, pour Netflix, pour du cinéma.. Néanmoins, les rôles “principaux” à dialogues, qui m'ont été peu proposés jusque là, ne sont pas ce que je recherche : je suis beaucoup plus à l'aise dans l'expression corporelle. Il est extrêmement rare de me voir parler en caméra ! Je pense avoir bien plus à offrir en performance pyrotechnique, en acting et performance corporelle pure, face à l'objectif, et suis toujours ouverte aux projets de tournage intéressants !


Vous disiez dans une interview « J'irai jusqu'où mon corps me permettra d'aller. » Vous êtes sereine avec l'idée qu'il puisse un jour vous dire de faire sans lui ?
Imaginez vous, travailler main dans la main avec une personne pendant de longues années, accomplir des choses dont vous êtes fier et même établir vos prochains projets en comptant sur la présence et le soutien indéfectible de cette personne. Il est évident que le jour où elle déclarera ne plus pouvoir remplir ses fonctions, ce sera douloureux pour vous, une déception, peut être même une désillusion si vous n'y êtes pas préparé. Il en va de même pour le rapport au corps, dans ce métier.
Je ne me dirais pas sereine, non, mais consciente de cette réalité, oui. Quand on est artiste et performer, on est sans cesse dans l'anticipation, l'adaptation : il faut simplement en faire autant vis à vis de cet élément là. Je pense qu'à partir d'une certaine ancienneté, on peut trouver du plaisir créatif et artistique dans d'autres choses, sans pour autant devoir nécessairement rompre avec tout notre univers.
Mais quoi qu'il en soit, je suis convaincue que si l'on fait ce que l'on aime, en écoutant son corps autant que possible, l'esprit et ce dernier s'alignent pour maximiser naturellement nos capacités.

Entretenez-vous une relation équilibrée avec votre art ?
A mon image, je ne dirais pas qu'elle est équilibrée, non ! Ah ah ! Lorsque l'on fait de sa passion son métier, on a parfois du mal à décrocher, à prendre du temps pour soi, pour les autres aussi, pour se reposer, spécialement quand on a une vie très remplie faite de création, de déplacements quotidiens et de voyages, qui offrent une excitation quasi constante. La majorité du temps, même quand je ne travaille pas, je pense “show”, je rêve “show”, j'écoute mes bandes son en boucle pour m'imprégner toujours plus de mes personnages, je prévois déja le “prochain show”... C'est un long apprentissage personnel que de savoir se mesurer, parfois prendre du recul et laisser un peu de place au reste. Bien souvent, quand on aime, on ne compte pas ! Mon métier me rend heureuse, c'est tout ce qui compte pour moi, et j'ai la chance d'être entourée de personnes merveilleuses qui me comprennent, m'accompagnent, me conseillent, me soutiennent, créent même parfois avec moi tout en me maintenant en lien avec la réalité. J'en suis extrêmement reconnaissante.

Mohamed benMère Dragon par Mohamed Ben

Que va faire Mère Dragon dans les prochains mois ?
Je suis actuellement en train, et ce sur la majeure partie de mon temps libre, de préparer mon prochain show. C'est un gros projet, un travail long et fastidieux, plus encore que pour les shows précédents. Notamment car il attend de pouvoir sortir depuis déjà un an (repoussé l'année passée, confinement oblige...), donc la frustration et le désir de proposer quelque chose d'extrêmement qualitatif sont bien présents ! Création musicale avec mon compagnon, compositeur et musicien, répétitions, apprentissage de nouvelles disciplines, conceptions d'accessoires de scène, shootings photo et tournages du teaser du show... C'est très chronophage.
En dehors des activités scéniques, également repoussé depuis trop longtemps, j'attends avec impatience de pouvoir remettre au goût du jour (en standbye, covid oblige, lui aussi...) notre prochain projet de voyage avec mon compagnon, un retour vers l'Asie du Sud-Est probablement.

Merci, Mère Dragon, d'avoir pris le temps de me recevoir.
Avec un immense plaisir, merci à vous pour toutes ces questions ! Et pardonnez moi pour le délai, les derniers mois ont été très denses, professionnellement parlant. Au plaisir de se croiser sur un prochain événement !


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